Cinq ouvrages parus récemment permettent de mieux comprendre ce qui se joue dans l’entreprise.

“Ressources humaines”, de Laurent Cantet (1999) (Nana Productions/Sipa)
Le constat est unanime. Le monde du travail au XXIe siècle est le théâtre de nouvelles souffrances liées à une dégradation des ambiances, des relations et des désirs. Une forme de détresse s’observe dans toutes les strates de l’entreprise.
L’année 2015 a été particulièrement fertile en sociologie du travail. Des livres importants ont été écrits, dont nous vous donnons ici un aperçu. Les cinq que nous avons choisis analysent les effets du grand tournant gestionnaire des années 1980, en s’appuyant sur un travail de terrain.
Mais ces chercheurs font plus que décrire : ils inventent un lexique spécifique, qui aide à y voir clair. Et finalement, composent collectivement un manuel de survie à l’usage du salarié de plus en plus soucieux de se protéger.
“Souffrance éthique”
Docteur en psychologie du travail, Duarte Rolo a enquêté dans les centres d’appel téléphonique, dont le nombre augmente depuis les années 90. Que ce soit dans les centres «sortants» (les opérateurs démarchent les clients ou en cherchent de nouveaux) ou «entrants» (les gens appellent pour se renseigner), la sentence est sans appel: il règne sur ces plateformes un taux maximal de «souffrance éthique».
La duperie en effet fait désormais partie de la mission des téléconseillères (ce sont souvent des femmes) chargées de répondre aux clients d’entreprises tels que les opérateurs téléphoniques ou les assureurs. Ce personnel est encouragé à mentir: omettre des informations pour faciliter une vente, souscrire des options payantes dans le dossier informatique à l’insu de son interlocuteur, placer un produit ou un service sans utilité.
Beaucoup ont la sensation que le client est traité «comme une vache à lait», comme le dit l’une d’elles, qui déplore d’avoir à pratiquer «le forcing à la vente». Les relations avec le client devenu méfiant se dégradent. L’usage imposé du mensonge a des effets désastreux.
La souffrance éthique est particulièrement perverse car elle trouve son origine dans une forme subtile de trahison de soi-même: le travailleur mithridatisé a fini par accepter de piétiner lui-même ses valeurs. S’ajoute à cela une querelle entre les «Anciens», autour de la cinquantaine, qui estiment avoir connu l’époque du travail honnêtement fait et les «Modernes», des jeunes gens pragmatiques, qui intègrent plus facilement le cynisme dans les usages.
Sur les «marguerites» (quatre postes de travail séparés par une cloison), le désarroi est d’autant plus fort que la hiérarchie récompense les tricheurs. Dans cet ouvrage très fin d’ailleurs récompensé par le Prix Le Monde de la Recherche universitaire 2015, l’auteur décrit le coût moral de la rouerie: